Fils prodigue, parabole : dans beaucoup de prédications, le message central est le pardon. Mais des enseignements bien plus nombreux peuvent en être dégagés de ce texte de l'Evangile de saint Luc (15:11–32). Plus j'en cherche l'explication, plus je médite sur les questions qu'elle pose, plus je me dis que le sujet central n’est pas le pardon, mais la relation, la relation entre tous les êtres ( Dieu et l’homme, entre hommes) et sous toutes ses formes, le pardon n’en étant qu’une parmi d’autres. Ce qui est extraordinaire, c'est que ce texte si bref aborde tant de questions, non seulement religieuses ou morales, mais aussi au niveau de la sagesse, de la philosophie.
Cette parabole paraît si riche que l’on pourrait presque tout enseigner au caté à partir de son étude, son interprétation, s'en servir de base pour des prières méditatives. On peut dire que ce texte de l'évangile est un véritable "prodige", dans le sens chef d'oeuvre. Mais ça n'aurait pas de sens de se priver des autres textes extraordinaires de la Bible. Vous trouverez ci-après des commentaires sur les leçons incroyables que l'on peut tirer d'une méditation d'un texte si court.
Comme je l’ai déjà mentionné, je suis frappé par l’analogie avec la chute d’Adam et Eve. En fait la parabole ne reprendrait pas que le début de l’ancien testament mais serait un « remake » de l’ensemble de la Bible. Mais avec des modifications fondamentales :
Le départ coïncide avec la chute : l’homme est au paradis, symbolisé par la maison de père. Comme dans Adam et Eve, on peut plus parler de cohabitation que de relation forte : aucun sentiment d’amour n’a l’air d’être exprimé par l’homme, plutôt un lien de dépendance d’un être créé ou engendré, vis-à-vis de son « père ». Et l’homme ne peut se contenter de cet état de dépendance. Il veut avoir les mêmes pouvoirs que Dieu, être comme Dieu. Dans la parabole, ces pouvoirs sont symbolisés par la richesse du père, terme beaucoup plus vague que dans l’ancien testament. Cette imprécision m’a au départ étonné, mais le Christ l’a peut-être fait volontairement. En effet, le Christ respecte tout au long de l’Evangile le chemin fait par l’homme : il cite régulièrement la Bible … L’homme de l’Ancien Testament a vu juste, pas besoin de redéfinir. Ce que l’homme a voulu pour ne plus dépendre de Dieu, c’est de ne plus se voir imposer la notion de bien et de mal, de pouvoir la définir lui-même, d’être donc libre de tout « commandement » moral. Et dans les deux cas, Dieu rend ce choix possible. En effet, si dans la « chute » Dieu mets en garde l’homme des conséquences de ce choix, il lui en laisse quand même la possibilité en incluant l’arbre de la connaissance dans l’Eden. Et dans les deux récits ce choix entraîne l’homme hors du paradis, dans un monde où il va connaître la souffrance. Mais autant Jésus ne modifie pas les raisons de l’homme, autant il va complètement rectifier le comportement de Dieu. Dieu cède à la demande de l’homme, il lui en fait don, et Dieu ne va pas punir, ne lui fait même pas la leçon, mais le malheur n’est que la conséquence de ce choix. L’homme de l’Ancien Testament, qui avait deviné la bonté de Dieu, désemparé par le mal et la souffrance, avait justifié ceux-ci par la justice de Dieu, une justice aussi dure que la justice humaine. Jésus rejette ici cette interprétation.
Lors d’une discussion sur un forum d’Internet avec une Calviniste, je lui demande ce qu’elle pense de la parabole :
« Alors je peux te dire comment je comprends ce texte : … Si ce jour je décide de retourner dans le chemin du Seigneur … je n'espère même plus le salut car je pense que je suis perdue … » Cette phrase me fait tilt : Le fils prodigue, qui réalise qu’il a péché, qui pense que tous ses malheurs sont la conséquence de son comportement, qui n’espère plus le retour au Paradis mais juste une place de serviteur, cet homme c’est celui de l’Ancien Testament. C’est celui qui a écrit la « chute » où le Paradis est maintenant fermé.
Alors que le fils prodigue se met en route vers son Père pour le prier, ce dernier sort de sa maison et descend à sa rencontre. Ce geste ne symbolise-t-il pas l’incarnation où Dieu quitte les cieux pour aller à la rencontre de l’homme qui le cherche ? Au cours de ce mouvement, Dieu révèle sa véritable nature : Il n’est pas un dieu bon, juste et dur. Il est amour infini. C’est la Bonne Nouvelle.
Ce changement ne va pas être accepté par tous. Le frère aîné va non seulement être jaloux de son frère, mais il va aussi se dresser contre cette action de son père. Il refusera cette nouvelle image de lui. Ce geste symbolise la Passion, où ceux qui étaient les plus croyants vont se dresser contre cette nouvelle révélation.
Et cette action de Dieu va sauver l’homme, lui permettre de participer à la résurrection : mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie.
Cette parabole me paraît ainsi un résumé de toute la Bible, Ancien et Nouveau Testament : La Genèse, le peuple de Dieu, l’incarnation et la Passion. Elle est l’histoire de la relation entre Dieu et l’Homme, mais cette fois-ci Dieu n’y est plus décrit à travers la personnalité des auteurs de la Bible, mais directement par le Christ. Si on examine le comportement du père, on en tire des enseignements d’une richesse incroyable. Ce serait trop long, et impossible à une seule personne, de les énumérer tous.
Il y a une sorte d’enseignement que le Christ utilisait souvent, c’est le paradoxe. Cette méthode a en effet l’avantage de nous surprendre et ainsi de nous pousser à réfléchir. Or, la parabole est pleine de ces paradoxes, ce qui en fait un merveilleux support de recherche de Dieu. Je vous propose d’essayer de faire l'étude de l'un d’entre eux en introduction, et de mentionner quelques autres. Mentionner seulement, sous forme de questions le plus souvent, car ce n’est qu’en méditant vous-même que vous en tirerez réellement profit.
Imaginons que les trois personnes de la parabole passent devant un tribunal humain :
- « Premier prévenu, fils prodigue, levez-vous. Comment avez-vous été en possession de la moitié de la fortune de votre père ? »
- « Je l’ai demandé en avance sur héritage, votre honneur. »
- « Vous voulez dire que votre père a accepté de vous le donner, que ce don ne lésait pas votre frère et que l’argent que vous avez dilapidé était à vous ? »
- « Oui, votre honneur »
- « Non-lieu, prévenu suivant, le fils aîné, levez-vous. Qu’avez-vous fait quand vous avez appris que votre frère retrouvait toute sa place ? »
- « Je suis sorti de chez mon père, je ne voulais pas participer à cette fête. »
- « Vous n’avez commis aucun acte de violence ? »
- « Non, votre honneur. »
- « Non-lieu. Prévenu suivant, le père, levez-vous. Qu’avez-vous fait quand vous avez su que votre fils mourrait de faim ?
- « Rien votre honneur. »
- « Inculpé de non-assistance à personne en danger. »
La parabole montre comme responsables les fils, alors qu’une justice humaine condamnerait le père.
Relevons d’abord que l’accusation de non-assistance est loin d’être farfelue, elle est même une des principales faites pour nier un Dieu d’amour : Comment un tel Dieu, tout puissant, peut laisser tant de monde dans la souffrance, dans le malheur ?
Mon expérience avec Yvette m’a éclairé sur l’attitude du père, car je me suis retrouvé dans une situation un peu semblable. Quand ma voisine m’a parlé d’Yvette la première fois, elle m’avait mentionné aussi sa grande détresse matérielle. En plus elle avait un bébé de moins d’un an. Devais-je l’aider financièrement ? c’était gênant de la recevoir dans ma maison alors qu’elle vivait à trois dans 11 m2 ? Et chez moi il traînait toujours un peu de nourriture alors qu’elle avait faim. Mais lui donner une aide matérielle, c’était aussi risquer que ce parcours n’ait pour elle que ce but. Une autre raison me poussait à ne pas céder à cette « tentation », c’est que j’étais persuadé qu’elle arriverait à s’en tirer. En fait, j’ai craqué un tout petit peu. Voyant le stress qu’elle vivait d’être dans l’incapacité d’acheter du lait pour son bébé, j’ai fini par lui offrir ce lait. Mais je me suis toujours abstenu de lui offrir quelque chose pour elle-même. Le résultat m’a surpris. Quand Yvette a retrouvé goût à la vie, elle s’est un peu éloignée de tous ceux qui l’avaient aidé financièrement. Elle m’avouera plus tard que ces dons l’humiliaient. Par contre elle me répètera souvent que « j’avais été la seule personne qui ait cru en elle ».
Souvent on dit que le père de la parabole agit ainsi car il respecte la liberté du fils. C’est vrai, le fils n’est-il pas parti car il ne voulait plus de la tutelle de son père ? Mais, pour moi, le père respecte aussi la capacité de son fils.
Et ce qui est décrit comme une relation de Dieu à l’homme, vaut aussi pour celle de Dieu avec l’humanité prise dans son ensemble. Si Dieu nous donne une grande liberté, c’est qu’il nous a donné aussi la capacité de l’utiliser. Il ne peut respecter l’une sans l’autre. C’est pour ça qu’aujourd’hui quand quelqu'un me « démontre » qu’un dieu d’amour n’a pu créer un monde avec de la souffrance, je réponds « Ah vous préfèreriez un Big Brother ? ». J’ai essayé sur Internet, mais je n’ai jamais eu de réponse. Comment justifier de vouloir à la fois que tout soit organisé pour nous éviter toute souffrance, tout souci, et vouloir ne dépendre de personne ?
On peut répliquer que Dieu aurait pu empêcher toute souffrance d’exister, mais malheureusement c’est impossible pour un Dieu d’amour. En allant sur des forums Internet , j’ai été surpris par le fait que la souffrance la plus mentionnée, c’est le rejet d’un amour. On ne peut créer l’amour sans la liberté, notamment la liberté de rejeter cet amour.
Dans cette parabole, le fils est-il le seul à souffrir ?
Dans la « chute » de la Genèse, Dieu y est décrit comme très interventionniste, je dirais à un taux de 90%, comme si pour l’auteur de ce récit l’interventionnisme est le processus le plus efficace (Dieu ne l’aurait-il pas choisi ?)
Dans la parabole, Jésus décrit Dieu comme pratiquement pas interventionniste (disons à 10%)
Or dans le premier cas, la relation se détruit à 90%, dans le second cas elle se rétablit à 200%.
N’avons-nous pas tendance à privilégier une méthode peu efficace ?
Beaucoup de gens trouvent ce monde trop imparfait. Quand vous leur demandez comment le monde aurait du être pour avoir la perfection, la réponse est souvent un monde sans souffrance, sans injustice. Or c’est exactement la description du paradis dans la Genèse, repris dans la parabole. Le paradoxe est que tous ceux qui y auraient été n’ont qu’une envie, en partir, que ce soit Adam, Eve et les deux fils. Si on est chrétien, on pense que cet état idyllique a existé localement et temporairement : pendant les trois années de prédication du Christ. Dieu était avec les hommes, il donnait à boire aux assoiffés, à manger aux affamés, guérissait les malades, faisait disparaître les infirmités, ressuscitait les morts … Or quel va être la réaction des hommes ? Exactement celle décrite dans la Genèse et la parabole : ils vont se dresser contre le Christ, détruisant ainsi cet état idyllique ! Le plus étonnant, c’est que les Evangiles précisent qu’ils le font en connaissance de cause. Ceux qui veulent la mort de Jésus ne reconnaissent-ils pas ses bienfaits en disant : « Il en a sauvé d’autres ... » ?
Et si la Genèse et la parabole prophétisaient ce qui allait arriver au Christ, une description de l’impossibilité pour l’homme de supporter un tel monde « parfait » ?
Dans ce « monde parfait », tout organisé, quel est mon rôle ? N’est-ce pas celui de l’oiseau en cage qui n’a plus son destin en main ? N’est-il pas compréhensible qu’Adam, Eve et les deux fils aient voulu sortir de la cage ?
Pour le fils prodigue, tombé en totale déchéance, le Père va attendre longtemps et n’agir qu’après la conversion de son fils. Pour l’aîné, le père se précipite immédiatement sans geste de son fils, alors que celui-ci ne semble pas malheureux.
Dans la Génèse, notamment la « chute » et l’histoire de Caïn et Abel, le péché est décrit à la fois par une intention et la matérialisation de celle-ci par un acte mauvais (vol et meurtre). Et souvent pour nous les hommes, le péché est décrit à travers un certain nombre d’actes : vol, mensonge, meurtres …
Dans cette parabole, on dirait que le Christ fait tout pour que la matérialisation de cette intention ne soit pas répréhensible ! Et pourtant il parle bien de péché. Par ce paradoxe, que veut nous signifier le Christ sur la nature réelle du péché ? Le point commun du péché des deux frères est une piste intéressante.
Le retour du fils perdu symbolise notre conversion. A quoi est due cette conversion ? Se limite-t-elle à la recherche d'un avantage ? Ne comporte-t-elle pas une prise de conscience du péché ?